Le dossier : les tores plats visualisés !


( Les lignes qui suivent présentent les résultats publiés aux PNAS sous le titre Flat tori in three-dimensional space and convex integration. )


Pour une présentation concise du projet sous forme de questions-réponses, cliquez ici.

Tores plats


Un tore plat est un parallélogramme dont les côtés opposés sont identifiés. Un être bidimensionnel vivant dans un tel objet ne peut s'en échapper puisque chaque fois qu'il traverse un côté du parallélogramme, il réapparaît par le côté opposé. Les dessins ci-dessus illustrent cette situation dans le cas où le parallélogramme est un carré. On parle alors de tore carré plat.


Un être bidimensionnel dans un tore plat carré

Quitte à déformer le carré fondamental dans la troisième dimension, on peut représenter le tore carré. En ce sens les images ci-dessus obtenues après quatre étapes représentent effectivement un plongement isométrique du tore carré plat dans l'espace tridimensionnel. Il prend alors la forme d'une bouée, ou encore d'une chambre à air de roue de vélo. On dit que l'on a plongé le tore carré plat dans l'espace tridimensionnel. Puisque l'objet obtenu est invariant par une famille de rotations d'axe vertical, on le nomme tore de révolution.


Un plongement du tore plat carré. L'objet obtenu dans l'espace de dimension trois est un tore de révolution

Ainsi, le tore de révolution représente le tore carré plat dans l'espace tridimensionnel. Mais cette représentation n'est pas parfaite car elle déforme les distances. Par exemple, sur le tore carré plat les horizontales ont toutes la même longueur alors que sur le tore de révolution les latitudes correspondantes n'ont pas la même longueur : l'équateur intérieur (en bleu foncé) est bien plus petit que l'équateur extérieur (en bleu clair).


Verticales et horizontales ne conservent pas leur longueur dans le tore de révolution


Plongements isométriques


Peut-on corriger ce défaut, c'est-à-dire trouver une surface dans l'espace tridimensionnel qui représente le tore carré plat sans déformer les longueurs ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s'intéresser à la courbure que présenterait alors une telle surface. Il y a de multiples façons de mesurer cette courbure mais l'une d'entre elles est particulièrement adaptée à notre question : la courbure de Gauss. Cette courbure a deux propriétés remarquables, elle ne varie pas si l'on déforme la surface tout en préservant les longueurs et elle donne de précieux renseignements sur la forme de la surface. Par exemple, si en un point la courbure de Gauss est strictement positive, alors la surface ressemble autour de ce point à un sommet de montagne ou à une cuvette, si la courbure de Gauss est strictement négative, alors la surface ressemble cette fois à un col de montagne. Bien sûr pour un plan, la courbure de Gauss est nulle.


Un sommet (courbure de Gauss positive) et un col (courbure de Gauss négative)

Un sommet de montagne (courbure de Gauss positive) et un col (courbure de Gauss négative)


Les propriétés que nous venons d'énoncer ont une conséquence étonnante, elles montrent qu'il n'existe aucune manière de représenter en respectant les longueurs le tore carré plat dans l'espace tridimensionnel. On dit que le tore carré plat n'admet pas de plongement isométrique dans l'espace ambiant. Voyons pourquoi.


Une sphère tangente à un plongement du tore carré plat

Si on pouvait réaliser un tel plongement alors la surface qui en résulterait pourrait être englobée dans une grande sphère. On pourrait ensuite réduire progressivement le rayon de la sphère jusqu'à que celle-ci vienne toucher la surface. On montre alors qu'en un point de contact, la courbure de Gauss serait strictement positive (autour de ce point la surface ressemblerait à un sommet de montagne). Le tore carré plat, quant à lui, possède une courbure de Gauss nulle en tous ses points puisque, précisément, il est plat. Et puisque la courbure de Gauss ne varie pas si l'on respecte les longueurs, cette courbure devrait être nulle en tous les points de la surface plongée représentant le tore carré plat, en particulier au point de contact que l'on a considéré. Contradiction.


Un défi à l'impossible


En 1954, John Nash en travaillant sur le problème des plongements isométriques dans l'espace quadridimensionnel (ou dans des espaces de plus grande dimension encore) découvre un résultat inattendu : l'obstruction à l'existence de tels plongements —c'est-à-dire la courbure— peut être contournée... à condition d'en payer le prix ! Quel prix ? Nous le verrons bientôt. Un an plus tard, Nicolaas Kuiper adapte le résultat de John Nash pour l'espace tridimensionnel et il en déduit une conséquence paradoxale : il existe des plongements isométriques du tore carré plat dans l'espace ambiant. Un résultat en totale contradiction avec ce qui est énoncé plus haut. Comment est-ce possible ?


John Forbes Nash

John Nash (crédits : Paul Halmos)

Nicolaas Kuiper

Nicolaas Kuiper (crédits : Oberwolfach Photo Collection)


Pour résoudre cette contradiction, il faut s'intéresser à la régularité des surfaces. Dans les illustrations ci-dessous, on a représenté trois surfaces dont la forme évoque des pistes de planches à roulettes. La première est constituée d'un plan et d'une portion de cylindre reliés entre eux le long d'une arête faisant apparaître un angle. Sur cette piste, la continuité du mouvement est assurée mais il est peu probable qu'un « skateur » l'emprunte (sauf à effectuer un « lipslide » !). On parle d'une surface dont la régularité est de classe C°. Dans la deuxième surface, les deux portions sont raccordées dans leur prolongement. Cette surface, qui est plus régulière que la précédente, est dite de classe C¹. Néanmoins, s'il prenait l'envie à un « skateur » de dévaler la piste, il ressentirait un choc au passage de la ligne de raccord. Ce choc serait dû à la discontinuité de la courbure de la piste : immédiatement après la portion plane, la surface se courbe brutalement. Pour éviter ce défaut, il faut courber progressivement la portion plane comme sur la troisième surface. On peut désormais profiter de la piste sans ressentir un coup lors de la descente. La surface est dite de classe C².


Trois exemples : une surface de classe C°, une de classe C¹, une de classe C²

Une surface de classe C°, une surface de classe C¹ et une surface de classe C².


Le point clef permettant de résoudre le paradoxe posé par John Nash et Nicolaas Kuiper est le suivant : si une surface n'est pas suffisamment régulière alors on ne peut plus calculer sa courbure, en fait la notion même de courbure perd son sens. C'est précisément ce qui se passe pour les surfaces de classe C° et C¹ (dans les exemples ci-dessus la courbure n'a pas de sens le long de la ligne de raccord). En revanche, sur une surface de classe C², la courbure est toujours bien définie. Dans le cas du tore carré plat, c'est elle qui empêche l'existence de plongements isométriques dans l'espace ambiant. Toutefois, si la surface est de régularité C¹ la coubure n'existe plus, elle ne peut donc plus rien empêcher. John Nash et Nicolaas Kuiper montrent —entre autres— qu'il existe effectivement des plongements isométriques du tore carré plat dans l'espace ambiant, mais le prix à payer est que la régularilé de ces plongements ne peut excéder la classe C¹. En revanche, il y a un bonus tout à fait inattendu : Nash et Kuiper prouvent que les plongements de régularité C¹ sont infiniment nombreux.


L'intégration convexe


La façon dont John Nash et Nicolaas Kuiper établissent l'existence de plongements isométriques ne se prête pas à une visualisation. On se retrouve donc devant une situation bien frustrante : on sait que de nombreuses surfaces aux propriétés paradoxales existent mais on est incapable d'en dessiner une seule !


Mikhael Gromov

Mikhail Gromov (crédits : Oberwolfach Photo Collection)


Dans les années 70-80, Mikhail Gromov découvre la notion de h-principe et dans la foulée, met au point une technique, l'intégration convexe, qui systématise et généralise de façon vertigineuse le procédé de construction de plongements isométriques proposé par John Nash et Nicolaas Kuiper. Cette technique lui permet de proposer une vision unifiée d'un certain nombre de résultats mathématiques paradoxaux ; par exemple, l'existence d'un retournement de la sphère et l'existence de plongements isométriques ressortent d'un même principe.


Un plongement isométrique du tore carré plat dans l'espace tridimensionnel


Un des avantages de la technique de l'intégration convexe est son caractère algorithmique. Le Projet Hévéa a consisté à tirer parti de cet avantage afin de réaliser une implémentation de cette technique et d'obtenir les premières images de plongements isométriques de tores plats dans l'espace ambiant. Le programme que nous avons réalisé génère une suite de plongements du tore carré plat s'approchant pas à pas d'un plongement isométrique qui est atteint à la limite. Cette suite débute avec un plongement court c'est-à-dire un plongement du tore carré plat dans l'espace tridimensionnel qui raccourcit toutes les longueurs. Ce plongement est ensuite déformé par une serie infinie d'ondulations. Ces ondulations, appelées corrugations, ont pour effet de rallonger progressivement les longueurs dans différentes directions jusqu'à réduire complètement l'écart à la situation isométrique.


Corrugations !

L'accumulation des corrugations


Les corrugations s'empilent les unes sur les autres avec des amplitudes de plus en plus petites et des fréquences de plus en plus élevées, le tout étant calculé pour diminuer sans relâche le défaut isométrique. Le procédé se poursuit ainsi indéfiniment et construit à la limite un plongement isométrique du tore carré plat. Bien sûr, le programme ne peut effectuer qu'un nombre fini de tâches. Nous l'avons arrêté après quatre étapes.


Deux vues du plongement d'un tore carré plat après quatre corrugations (une vue extérieure et une vue depuis l'intérieur)

Deux vues du tore de révolution après quatre corrugations : une vue extérieure et une vue depuis l'intérieur (images disponibles en HD sur le site de PNAS)


En effet, à la cinquième vague de corrugations, l'amplitude des oscillations est si petite qu'elle est invisible à l'œil nu. En ce sens les images ci-dessus obtenues après quatre étapes représentent effectivement un plongement isométrique du tore carré plat dans l'espace tridimensionnel.


Image par le plongement d'une verticale, d'une horizontale, d'une diagonale et d'une anti-diagonale

Image par le plongement isométrique d'une verticale, d'une horizontale, d'une diagonale et d'une anti-diagonale


Puisque le plongement est isométrique, cela signifie en particulier que les courbes correspondant aux verticales et aux horizontales du tore carré plat ont toutes la même longueur. L'illustration ci-dessous montre la façon dont un méridien et une latitude du tore de révolution ont été « corruguées » pour atteindre la même longueur : le méridien étant bien plus court que la latitude, il a subi des corrugations de plus forte amplitude.


Fractales C¹


Une conséquence de la régularité de classe C¹ des plongements isométriques du tore carré plat est l'existence, en tout point, d'un plan tangent. Il s'agit d'un plan qui « ressemble » à la surface au voisinage d'un point donné : si on réalise des agrandissements successifs autour du point en question, la surface aura tendance à se confondre progressivement avec ce plan. Toutes les surfaces ne possèdent pas forcément des plans tangents. Par exemple, la piste de planches à roulettes de classe C° n'admet pas de plan tangent le long de sa ligne de raccord.


Un plan tangent en un point d'une surface

Une surface, un point, un plan tangent


Les images du plongement isométrique du tore carré plat produites par notre programme mettent en évidence une forme d'autosimilarité dans la succession infinie des corrugations. Ceci évoque immanquablement une fractale. Ceci est d'autant plus surprenant que le caractère fractal est incompatible avec l'existence de plans tangents. Cet apparent paradoxe se résout lorsque l'on regarde précisément le comportement des corrugations à différentes échelles. D'une étape à l'autre, l'amplitude des oscillations décroît trop rapidement pour préserver une parfaite autosimilarité. Le résultat est que la surface obtenue à la limite est moins rugueuse qu'une fractale. Puisqu'elle appartient à la classe C¹, nous avons appelé une telle surface, une fractale C¹. Les figures ci-dessous illustrent la différence de rugosité entre une courbe fractale et une fractale C¹.


Une fractale : la courbe de Von Koch
Une fractale C¹ : un méridien infiniment corrugué d'un plongement isométrique du tore carré plat dans l'espace ambiant

Une fractale, la courbe de Von Koch, et une fractale C¹, un méridien infiniment corrugué d'un plongement isométrique du tore carré plat dans l'espace ambiant.


L'étude détaillée de cette structure fractale C¹ a mis en évidence un lien inattendu entre les plongements isométriques générés par la technique de l'intégration convexe et un type particulier de produits infinis, les produits de Riesz. Ces produits appartiennent au monde de l'analyse et sont mieux compris que les plongements isométriques des tores plats. Ils ont permis de rendre immédiatement intelligible la géométrie de nos plongements ; celle-ci se décompose naturellement en une infinité de briques élémentaires dont l'expression analytique est similaire à celle des termes des produits infinis de Riesz. En fin de compte, ces produits se sont révélés être la clé ouvrant à la compréhension des surfaces paradoxales imaginées par Nash et Kuiper il y a bientôt soixante ans.