Le dossier de presse



Qu'est-ce qu'une sphère réduite ?


Il s'agit d'une sphère que l'on a déformée isométriquement de façon à diminuer l'espace qu'elle occupe. L'adverbe isométriquement signifie qu'au cours de la déformation les longueurs des courbes tracées à sa surface ne sont pas modifiées. Cela revient à supposer que la sphère est constituée d'un matériau qui ne peut être ni étiré ni contracté. Le celluloïd qui constitue les balles de ping-pong est en première approximation un exemple d'un tel matériau. Si on tente de comprimer ce type de balles, on constate que celles-ci résistent à l'effort et gardent leurs formes rondes. On est donc d'abord conduit à penser qu'il impossible de réduire isométriquement une sphère. Toutefois, si la contrainte exercée est très forte, la balle de ping-pong change brutalement de forme, des coins et des arêtes vives apparaissent. Elle se poque. Un changement de forme est donc possible à condition de rompre la lissité de la balle, de réduire sa régularité.



Balles de ping pong poquées


Régularité des surfaces


On distingue une infinité de niveaux de régularité chez les surfaces. La balle de ping pong poquée possède la régularité la plus basse qui soit, celle du niveau zéro notée «C⁰». Une balle de ping pong neuve détient la régularité la maximale, celle du niveau infini notée «C». Entre ces deux régularités extrêmes, il existe toute une échelle de régularités ascendante(s?) : C¹, C², C³, etc... Pour toutes ces régularités intermédiaires, la surface apparaît comme étant parfaitement lisse, ne comprenant ni arêtes ni pointes. Ce sont d'autres propriétés invisibles à l'œil nu qui les distinguent. Par exemple la surface constituée d'un demi-cylindre suivi d'un demi-plan montre une indiscutable lissité, pour autant sa courbure présente un comportement irrégulier. En effet, contrairement à la partie plane, la partie cylindrique est uniformément courbée. Le long de la ligne de raccord, la courbure connaît donc une discontinuité. Celle-ci peut être mise en évidence en faisant rouler une petite voiture sur la surface. Au raccord entre les deux portions, cette voiture subira un à-coup. Ses roues décolleront du sol. L'existence d'un tel à-coup trahit une irrégularité invisible de la surface. On lui refuse pour cette raison l'accès au niveau C². Mais puisqu'elle est lisse au toucher, on ne la classe pas non plus au niveau le plus bas, on la place à l'échelon suivant à la régularité C¹.



Un camion qui sursaute


La courbure de Gauss


L'expérience de la balle de ping-pong suggère donc qu'on ne pourra réduire isométriquement une sphère sans descendre sa régularité tout en bas de l'échelle au niveau C⁰. Cette conclusion est d'ailleurs très largement confortée par les mathématiques. On peut en chaque point d'une surface quantifier -de multiples manières- sa courbure, c'est-à-dire la façon dont elle s'éloigne de la situation plane. En 1827, Karl Friedrich Gauss fait une découverte importante : lors d'une déformation isométrique, la forme de la surface peut bien se transformer mais une courbure particulière, appelée depuis courbure de Gauss, doit rester inchangée quoi qu'il se passe. Or le calcul montre que la courbure de Gauss d'une hypothétique sphère réduite serait nécessairement différente de celle de la sphère initiale. Il est donc mathématiquement impossible de réduire isométriquement une sphère. Enfin presque. La courbure de Gauss ne peut se définir que pour des surfaces dont la régularité est au moins de niveau C². Le raisonnement conduisant à l'impossibilité d'une réduction isométrique ne peut donc concerner que ce type de surfaces. La conclusion exacte est donc la suivante : toute réduction isométrique de la sphère conduira nécessairement à une régularité de niveau C¹ au mieux.



Carl Friedrich Gauss

Carl Friedrich Gauss (1777-1855)


Une différence de niveaux


Les mathématiques sont donc en accord avec l'expérience physique à ceci près : les surfaces de régularité C¹ sont lisses au toucher alors qu'une balle de ping-pong poquée ne l'est pas. Par conséquent, la coïncidence entre la théorie et l'expérience n'est pas complète. Pour quels motifs ? L'alternative est simple. Soit le résultat mathématique obtenu au moyen de la courbure de Gauss est incomplet. Il faudrait alors chercher de nouveaux arguments pour montrer que la régularité doit descendre un cran plus bas au niveau zéro. Soit l'expérience est trompeuse et masque l'existence de sphères réduites de régularité C¹. Il faudrait alors exhiber une sphère réduite sans poque. L'intuition générale était qu'une telle sphère ne pouvait exister et que c'était l'argument mathématique qu'il fallait perfectionner. On se trompait.


Nash


C'est le mathématicien John Nash qui va révéler à tous combien notre intuition concernant les surfaces C¹ était erronée. Dans un théorème retentissant obtenu en 1954 il montre que de telles surfaces sont radicalement différentes de leurs grandes sœurs des échelons supérieurs. Contrairement à elles, les surfaces C¹ sont trop peu régulières pour que l'on puisse définir une courbure de Gauss. Toutefois ce défaut à un avantage, il leur permet de passer au travers des contraintes mathématiques induites par cette courbure et de défier ainsi notre intuition en réalisant des objets « impossibles », dont en particulier celui qui nous intéresse ici : une sphère réduite sans poque. Au bilan, l'argument mathématique de la courbure de Gauss était impeccable, c'était l'appréciation du résultat de l'expérience de la balle de ping pong qui avait péché.



John Nash photographié par Jay Goldman

John Nash (1928-2015) photographié par Jay Goldman


Les deux verrous


Pour être tout à fait exact, le théorème de Nash ne concerne pas les surfaces de l'espace tridimensionnel mais celles des espaces de dimension plus grande donc inaccessibles à notre vue. Un an plus tard cependant, Nicolaas Kuiper adapte la démonstration de Nash au cas de l'espace tridimensionnel. Allait-on pouvoir grâce à cette amélioration visualiser ces fameuses sphères réduites ? Absolument pas. Pourquoi ? Essentiellement à cause de la présence de deux verrous scientifiques. Le premier se rapporte aux ressorts de la démonstration de Nash qui à l'époque sont obscurs, le second relève de cette fameuse régularité C¹ dont personne ne comprenait la géométrie. Ouvrir ces deux verrous nécessitera du temps, beaucoup de travail et les idées de deux mathématiciens hors du commun, Mikhaïl Gromov et Benoît Mandelbrot. En revisitant en profondeur les travaux de Nash et de Kuiper, le premier met au point une théorie générale, celle du h-principe, qui éclaire et déchiffre leur démonstration. Le second, en découvrant les fractales, donne les outils ouvrant la voie de la compréhension de la géométrie des surfaces C¹.



Benoît Mandelbrot
Mikhail Gromov

Benoît Mandelbrot et Mikhaïl Gromov (Oberwolfach Photo Collection)


Le mur de l'abstraction


Gromov consigne l'ensemble de sa théorie dans un ouvrage majeur Partial Differential Relations qui paraît en 1986. Mais ce livre ne reçoit pas le succès escompté. Selon les propres mots de l'auteur, il n'est alors «pratiquement pas connu parce que trop conceptuel». Il faut reconnaître que l'ouvrage est très abstrait et parfois difficile à croire. Outre une théorie hermétique, il construit de nombreux objets impossibles qui déconcertent les spécialistes. Mais la réputation de Gromov est telle que ces écueils ne les découragent qu'un temps. Petit à petit l'ouvrage est lu et admiré, la force de ses propositions comprise et acceptée.


Une conférence autour de l'ouvrage de Mikhaïl Gromov.

Une construction algorithmique


L'abstraction de l'ouvrage a longtemps masqué un fait essentiel : la théorie de Gromov est constructive. Cela signifie que l'on peut en principe la transformer en un algorithme - c'est-à-dire une suite d'instructions mathématiques - permettant in fine la visualisation informatique des «objets impossibles» qu'elle construit. Cette mise sous forme algorithmique est cependant loin d'être automatique. Le niveau d'abstraction de la théorie lui permet d'ignorer de nombreux obstacles qui réapparaissent lorsque l'on cherche à décomposer les constructions qu'elle propose sous forme d'instructions élémentaires. De même, le chemin menant de l'algorithme à la visualisation comporte ses propres entraves essentiellement dues aux limitations physiques des ordinateurs, elles-même à l'origine d'une cascade d'obstacles et d'artefacts. En dépit du caractère constructif de la théorie, la visualisation d'un seul «objet impossible» reste une entreprise délicate et incertaine.


La visualisation


Entre 2013 et 2016, nous avons réalisé une telle transformation algorithmique dans le but de construire explicitement une sphère réduite et d'en comprendre les propriétés géométriques. Pour cela nous avons découpé horizontalement la sphère initiale en trois morceaux : deux calottes et une bande équatoriale. Nous avons placé les deux calottes à l'intérieur d'une sphère plus petite et nous les avons jointes au moyen d'une petite bande équatoriale. Cette bande peut-être pensée comme le troisième morceaux de la sphère initiale dont on aurait réduit et adapté la taille.

Images : Projet Hévéa


Pour retrouver les longueurs de la sphère initiale, il n'y a donc pas d'autre choix que d'étirer cette petite bande. Cet étirement s'effectue itérativement au moyen d'oscillations qui s'empilent à l'infini. La position, la taille et la fréquence de ces oscillations sont calculées pour que la surface obtenue in fine soit une sphère réduite. Celle-ci est de régularité C¹. Elle ne présente aucun poque.




Images : Projet Hévéa


Le tore plat


Ces oscillations rappellent celles déjà observées sur un autre objet impossible que nous avions visualisé en 2012, le tore plat. Cela n'est pas une surprise car la théorie sous-jacente est la même dans les deux cas, c'est l'intégration convexe décrite dans le fameux livre de Gromov. Seul l'objet de son application a changé passant d'un tore à une sphère.



Vue intérieure et extérieure d'une sphère réduite (Images : Projet Hévéa)


La structure géométrique


La présence d'oscillations à toutes les échelles sur la sphère réduite évoque la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot. Il y a cependant une nuance importante. Les fractales se placent tout en bas de l'échelle de la régularité, au niveau C⁰, tandis que les sphères réduites se positionnent un échelon plus élevé, au niveau C¹. Même si elle y ressemble beaucoup, leur structure géométrique n'est donc pas celle d'une fractale. Pas plus que celle d'une surface usuelle d'ailleurs. Elle est intermédiaire. On parle de fractale C¹.



Une fractale usuelle
Une fractale C¹

Une fractale usuelle et une fractale C¹ (Image de gauche : Jos Leys, Image de droite : Projet Hévéa)


D'une géométrie à l'autre


Les oscillations ne couvrent pas toute la sphère, elles sont présentes sur une large bande équatoriale mais absentes sur les deux calottes. Ces dernières n'ayant subi aucune déformation, leur géométrie reste celle d'une sphère ordinaire ronde et lisse. Cela signifie qu'un voyageur partant du pôle Nord et se dirigeant vers l'équateur traversera une latitude où brutalement mais imperceptiblement la géométrie se trouve complètement modifiée. Comment cela est-il possible ? Le phénomène à l'œuvre est très similaire à celui que ce même voyageur rencontrerait s'il traversait de gauche à droite la surface de Von Koch représentée ci-dessous. Cette surface est délimitée par deux plans horizontaux qui sont l'analogue sur la sphère des calottes polaires. La partie centrale elle joue le rôle de la bande équatoriale. À peine franchi le premier plan, le randonneur entre certes dans la zone fractale mais celle-ci est imperceptible tant les échelles des fractures sont petites. Au fur et à mesure qu'il avance, des fractures plus importantes apparaissent et viennent soulever les fractures déjà existantes et la structure fractale prend de plus en plus d'ampleur pour culminer au centre de la surface.



Une surface de Von Koch

Une surface de Von Koch (Image : Projet Hévéa)


L'expansion C¹-fractale


Sur la sphère, les fractures sont remplacées par des oscillations qui apparaissent dans un ordre croissant d'amplitude, les plus fortes étant observées au voisinage de l'équateur. La structure C¹-fractale est l'objet d'un phénomène d'expansion spatial, elle est imperceptible au contact avec la calotte et maximale au centre de la bande équatorial. C'est ce que nous avons appelé l'expansion C¹-fractale.



L'expansion C^1-fractale

L'expansion C¹-fractale (Image : Projet Hévéa)


Un globe terrestre à l'échelle 1


Revenons au problème de départ. Il est donc possible de réduire isométriquement une sphère et de la placer dans une sphère plus petite. Y a-t-il une limite à cette réduction ? La réponse est non. Dans les images présentées ici le facteur de réduction vaut environ deux, mais il pourrait être choisi arbitrairement grand. À titre d'exemple et modulo quelques adaptations, la construction décrite dans cette page permet de partir d'une sphère terrestre et de la réduire sans modifier aucune longueur pour la transformer en un globe terrestre de bureau. Certes la réalisation concrète d'un tel globe se heurterait à d'inextricables problèmes pratiques mais peu importe... on peut désormais le rêver à partir des images numériques que construiront les ordinateurs. Le rêver avec des yeux ouverts.



Un globe terrestre isométrique (Images : Projet Hévéa)